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Pierre-Paul Bertin, peintre, sculpteur, graveur, muraliste
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Un artiste entre deux continents, immigré dans le territoire de son art

Parfois, dans la vie d’un homme, dans la carrière d’un artiste, d’un homme politique, un moment-clé ou une phrase peuvent le caractériser, le résumer. Exemples? Gilles Vigneault : Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver. René Lévesque : Si je vous ai bien compris… ce sera pour la prochaine fois. Édith Piaf : …je vois la vie en rose.

Par cette petite fenêtre, on peut appréhender l’ampleur du désir d’une personne, son ambition essentielle, en même temps que la tristesse que lui a infligée l’épreuve du réel, l’accomplissement jamais parfaitement réussi de ce désir.

À sa mesure, puisqu’il n’a pas été aussi connu que les personnes citées en exemples, on peut penser que, dans la vie d’un Pierre-Paul Bertin (1926-2006), le titre qu’il a donné à l’une de ses expositions, à Paris, en l’an 2000, offre un tel potentiel de sens : Entre deux continents.

À 40 ans, au mi-temps de sa vie, dans la force de l’âge, à un moment de sa carrière où il est bien lancé en France, reconnu, prisé, Pierre-Paul Bertin décide de migrer au Québec et de continuer sa carrière d’artiste et sa vie dans un univers nouveau, étranger, où il n’a pas d’assise. Ce passage d’un continent à l’autre marque toute la vigueur de sa liberté, sa volonté d’élargir sa source d’inspiration, dans la méconnaissance volontaire du risque qu’il prenait par rapport à sa notoriété. Entre deux continents, il n’appartenait plus à aucun; cela le conduira à habiter totalement le territoire de son art – ce qui le résume dans toute sa vérité.

Du Vieux-Continent…

Pierre-Paul Bertin est né à Beine-Nauroy tout près de Reims en Champagne. Son goût pour la peinture se manifeste très tôt. L’ex-directeur de l’Institut supérieur de Peinture décorative de Reims, Jean Giacomino, témoigne : Bertin a un don qui lui a permis « d’entrer très jeune à l’École des Beaux-Arts de Reims et d’y accomplir un cycle complet de sérieuses et solides études ».

Avant son départ pour le Québec en 1966, il vécut des années fastes. Son dynamisme et la qualité de sa création permettent de le retrouver dans une multitude de salons et d’expositions, dont plusieurs titres marquent sa liberté d’esprit et sa volonté d’innover : Les Artistes intransigeants, Le Salon des populistes, Les Artistes indépendants, Les Surindépendants, Les Peintres figuratifs d’avant-garde, La Jeune sculpture. On le retrouve à Paris, et dans plusieurs villes de France; en Allemagne; à New-York. C’est la montée, liée au dynamisme des arts de l’après-guerre en Europe. Le directeur de la Galerie Saint-Placide lui écrira, en 1968, pour lui rappeler qu’il « était dans le peloton de tête » et regretter son départ.

Pour donner un exemple de l’image qu’il dégage au milieu des années 60, référons à la présentation que l’on fait de lui dans le programme d’une exposition internationale sur la vigne et le vin, au vignoble Château-Lascombes: « Il a de nombreuses expositions à son actif : Galerie St-Placide, Paul Ambroise et Transposition à Paris où il est représenté en permanence. (.…) Il a été sélectionné au prix des Vikings, il a reçu plusieurs récompenses dont le Grand Prix du Moderne de la Palette Française à Rouen en 1963 et dans la plupart des grandes villes de France ». Il a également effectué des expositions dans différentes grandes villes de France, entre autres à Reims, Lille, Nancy, Lyon, Strasbourg. En 1966, à Antibes, la Galerie Roi Chevalier le présente parmi « 5 artistes d’élites » en soulignant ses « paysages inaccoutumés ».

La preuve de ce succès, c’est qu’en 1966, il est choisi pour représenter la France au Symposium de sculpture du Québec, réunissant sept sculpteurs venant du Japon, de Belgique, de Saint-Domingue, de France et du Canada. Il dit, dans le documentaire de Paul Bourgeault1 : « J’avais déjà participé à des symposiums de sculpture, mais celui-ci était d’envergure internationale. Pour moi, c’était comme gagner le gros lot à la loterie ».

En revenant sur cette période des commencements, Bertin en reconnaît la richesse : « Ce fut une période de grands sauts professionnels et de choix déterminants ».

… au Nouveau Monde

Il arrive à Québec le 14 juillet 1966. Il faut l’imaginer : il a 40 ans, il est dans la force de l’âge, il découvre le Québec, et notamment, aux pieds des plaines d’Abraham, le Fleuve Saint-Laurent. Une photo le représente, avec un maillet et un ciseau à bois, en train de tailler un grand «arbre frais», qu’on venait de couper à la Place d’Youville. Une autre le montre avec des ouvriers, autour d’une grue, au moment où s’amorce le montage de l’ensemble : le corps principal de l’arbre est devenu celui d’une femme, prisonnière d’un camp de concentration, qui hurle sa souffrance; autour d’elle, sont sculptés 14 autres personnages, « pour mettre un peu de joie», dira-t-il. Cette thématique des camps reviendra plus tard dans son œuvre.

Pour expliquer sa décision de rester au Québec, qu’il prendra peu après, il dira: « Ce putain de fleuve». Cette petite phrase, empruntée à l’argot français, condense son coup de cœur et son attachement pour le fleuve et son espace, qu’il représentera sous différentes formes : aménagé par ce que les hommes ont fait de ses rives, ou comme havre de repos pour les bateaux de pêcheurs et les voiliers, ou bien dans sa réalité de nature, retravaillé par les saisons, dominé par les vents, dans la pureté quasi-abstraite de ce qu’en saisissent les oies quand elles le survolent. Il aura aussi ce mot (plus noble!) pour exprimer son admiration du fleuve : « Le Saint-Laurent a été et restera la vertébrale de ce magnifique pays ». Il dira aussi, dans le film de Bourgeault, en répétant le terme qui qualifie son expérience: « j’ai été dans l’extase, dans l’extase, de découvrir l’automne canadien ». Il ajoute aussi qu’il a dû se « refaire une mentalité (de peintre), une palette ».

Dans son commentaire, Bourgeault fait cette remarque incisive : « Bertin a aimé le silence de la nature québécoise; mais, ce qu’il ne savait pas, c’est le grand silence que rencontrera son œuvre ». Première manifestation de ce silence : la sculpture monumentale des Plaines sera démantelée, sans qu’on l’ait prévenu.

Il reprendra le fil de cette création de sculptures, à partir des années 80, dans le petit espace sis à l’arrière de sa maison de Beauport. Dès l’achat de la maison, il explique à son épouse :
« Ce terrain est peut-être petit, mais deviendra très grand par la forme évolutive de ce qu’il y aura dedans ». Le jardin comptera une centaine de pièces, dont le thème général est « l’appel à la liberté  ». Ce titre signale à la fois la motivation qui l’a conduit au Québec et le consentement profond et continu de sa décision que matérialise cette agglomération de sculptures, enfermées dans une petite enceinte, mais dont la forme et la direction verticale le connectaient jour après jour, année après année, avec la grandeur et la liberté de la forêt québécoise et avec des personnages imaginaires du même acabit que le sien.

Un artiste qui a complètement habité le territoire de son art

Dans le documentaire, en train de travailler une pièce, il explique, en parlant de son art :
« C’est ma motivation du matin, ma raison d’être ». Cette petite phrase donne la clé pour comprendre le sens que Pierre-Paul Bertin a donné à sa création.

Il est conscient que son parcours au Québec n’a pas suivi la trajectoire montante – en terme de reconnaissance et de notoriété – qui était la sienne dans la première partie de sa vie.« Ça fait trente ans que je vis dans l’ignorance des autres. C’est douloureux. Mais je ne me pose pas de questions. Ma carrière, c’est de survivre parmi les œuvres de ma création ». (N’est-ce pas là, en passant, le destin habituel de l’artiste, sauf exception?) « J’ai été dans la boîte à oubli », dit-il à la fin du documentaire. Un journaliste dira de Bertin qu’il était « un inconnu de renom ».

Pourtant, il n’a jamais cessé de travailler. Parlant de sa vie avec son épouse et de sa création, il a ce beau mot : « Nous vivons petitement une vie extraordinaire ».

Il explique sa conception de l’art comme étant «un moyen de susciter une émotion » chez celui qui regarde. Il précise : « sur un tableau de tant de mètres carrés, s’il y a un centimètre qui provoque l’émotion chez quelqu’un, c’est gagné ». Il ajoute : « C’est le silence autour d’une œuvre qui est importante. Être artiste, c’est travailler pour rien, mais jamais être inutile ».

Cette dernière réflexion donne la juste mesure de la motivation de Bertin, qui aide à comprendre, par exemple, comment il a pu consacrer plusieurs années de sa vie à créer son Miserere. Au tournant des années 90, alors que sévissait la guerre dans les Balkans, et que l’Europe transgressait son serment de « Plus jamais la Shoah », Pierre-Paul Bertin s’attaque à créer une véritable fresque de plus d’une centaine de tableaux, dont une dizaine de très grand format. Au départ, en un contrepoint dramatique avec ce qui s’annonce et qui est encore inconnu : des femmes portant robes et chapeaux, au milieu d’autres personnages très typés, immergés dans des espaces de couleurs et de lignes denses, comme dans une jungle joyeuse, symbolique du Paradis qui sera perdu. Puis peints en noir, des personnages émaciés, hirsutes, bouches ouvertes sur des cris qu’on n’entend pas, emprisonnés derrière des barbelés, incarnations de Christ en Croix : c’est l’incompréhensible, l’indicible souffrance humaine que des humains sont capables de s’infliger entre eux, qui est ici représentée. Bertin aurait pu faire siens ces propos de Picasso, qui a peint son monumental Guernica pour dénoncer les exactions de la Guerre d’Espagne : « Dans Guernica, j’exprime clairement mon horreur de la caste militaire qui a fait sombrer l’Espagne dans un océan de douleur et de mort ».2

Après être allé jusqu’au bout de ce dernier parcours, il projetait, au moment du documentaire, vouloir montrer ces peintures en France. Ce projet, considérable, n’a pas pu être réalisé. « Et après », commente-t-il dans le documentaire avec le sourire, avec la satisfaction du travail accompli, et, sans doute plus profondément, avec cette sérénité que lui procurait son habitation dans le territoire de son art, « je recommencerai à peindre des paysages canadiens. Ça sera une deuxième vie ».

Deux territoires de l’art au XXe siècle…

Dès 1968, le directeur général de la Galerie Saint-Placide, qui avait lancé Bertin à Paris – et que celui-ci a reconnu comme « son directeur de conscience artistique » – lui écrit, avec émotion : « J’ai le souvenir de tes grandes expositions qui t’avaient placé en tête du peloton. Pourquoi es-tu parti au moment où tu allais récolter le fruit de tes efforts? Sans doute le Canada te retient-il par sa beauté… » On ne connaît pas la réponse qu’a donnée Bertin à son épistolier, mais la vraie réponse c’est ce qu’il a créé, et comment il a créé, en décidant de demeurer au Québec.

Bertin n’est pas le premier artiste à avoir voyagé, à avoir recherché ailleurs le lieu rêvé pour peindre le Beau, la Nature, le Paradis-sur-terre. En France, plusieurs ont cherché la réponse en Côte d’Azur (Bonnard, Matisse, Picasso, Cézanne,…) ou sur le bord de la mer en Bretagne, à Pont-Aven (Gauguin, avant de se rendre à Tahiti). C’est une pulsion analogue qui a guidé Bertin dans son choix du Québec, suivant en cela – sans le savoir – les traces d’un Krieghoff , venu de Hollande, de René Richard, venu de Suisse, de J.E.H. Macdonald et F.H. Varley (du Groupe des sept), venus d’Angleterre. La nature (ce putain de fleuve!, pour Bertin) fait la différence.

Cependant, une autre question a hanté l’esprit des artistes du XXe siècle, c’est le terrible scandale des deux grandes guerres. Le mouvement dadaïste en Allemagne est né de l’opposition à la première guerre et a influencé le développement du surréalisme en France et ailleurs (Dali, Magritte, Mies,…), ainsi que la révolution artistique qui a marqué la littérature, l’architecture, la musique. Le Miserere de Bertin, si particulier, si élaboré, si totalement gratuit, se situe en droite ligne avec la posture des artistes marquant leur opposition. Encore une fois, appelons Picasso à l’appui : « La peinture est un instrument de guerre pour l’attaque et la défense contre l’ennemi ». Sans doute aussi Bertin aurait été d’accord avec cette injonction forte du poète maudit Antonin Artaud : « Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder uniquement sur des formes au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers »3. C’est comme si, par son Miserere, Bertin exauçait à la lettre le souhait du poète.

Les artistes du XXe siècle ont ainsi exploré deux territoires4: celui, rêvé, recherché quitte à s’expatrier, du lieu du bonheur; celui, forcé, enclenché par la folie des armes, dont la présente hante la conscience, des lieux où s’est focalisé le malheur.

Au total, ce que Pierre-Paul Bertin nous invite à comprendre de son choix du Québec, c’est que, inconsciemment, son parcours surprenant le rapproche de la quête des plus grands artistes du XXe siècle, épousant leurs interrogations, explorant des domaines analogues, et déployant sa créativité singulière. Cette singularité repose sur sa capacité à transcender son lieu d’origine et celui qu’il a habité pendant les 40 dernières années de sa vie pour explorer, développer, exprimer, à sa manière , les territoires de la Beauté, de la Nature, et du Mal, qui ont fasciné les grands artistes du siècle dernier.

La qualité exceptionnelle de cette manière Bertin est ainsi décrite par un éminent critique d’art québécois, Guy Robert, et par un peintre réputé, Gaston Petit, œuvrant au Japon et au Québec :

« Bertin est un laboureur. (…) Sa démarche a quelque chose de médiéval, en ce sens qu’elle s’occupe patiemment à bien faire le travail, avec le cœur à l’ouvrage et la piété du métier, – sans ce complexe de vedette ou prima donna qui s’installera au fil de la Renaissance et favorisera la stylisation de véritables marques de commerce en art5 »

« Si je ressens profondément la douleur qui habite ton cœur (ici l’auteur réfère au Miserere, dont il dit qu’il émane d’une expérience humaine inconnue pour les Québécois), la couleur forte, vive et enjouée que l’on voit dans le reste de ton œuvre exposée révèle un autre versant de ton être, elle me dit une grande joie qui t’habite. Ces deux aspects sont comme le Yin et le Yang chez toi6 »

1 Nous citerons des témoignages directs de Pierre-Paul Bertin, à partir de deux sources: les premiers consignés dans un documentaire inédit de 46 minutes, réalisé par Paul Bourgeault et André Dufour, et intitulé Le temps de Bertin; nous emprunterons aussi des extraits d’entretiens réalisés, en 1998, par Maryvonne de Raymond, en vue d’un projet de livre (lui aussi inédit). Nous remercions ces personnes pour la permission accordée de citer leur œuvre.

2 Petit Robert 2, article Guernica.

3 Voir Arthaud, Obliques, numéro 10-11, éditions Borderie – citation tirée de l’Introduction à ce numéro rédigée par Arthur Adamov.

4 Cette distinction est empruntée à une exposition du Musée des Beaux-Arts de l’Ontario sur Angelika Hoerle : The Comet of Cologne Dada, 23 mai - 30 août 2009.

5 Guy Robert, Pierre-Paul Bertin et son jardin de sculpture à Beauport, dans Le Collectionneur, no.32, hiver 1991-1992.

6 Lettre de Gaston Petit à Pierre-Paul Bertin, 29 octobre 1993. Pour plus d’information sur Gaston Petit, voir Guy Robert, Petit, Gaston Petit en mission itinérante dans l’art, Éditions Sciences et Culture, Montréal, Éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1990, 175 p.

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